
" This present moment used to be the unimaginable future… (2019) "
Pour quatuor à cordes
Ed. Breitkopf & Härtel
SELECTION 2021
- Sélectionné pour : Le Prix de Composition Musicale 2021
I Céleste : avec une notion du temps fluide
II Respiration : doux, lumineux, intime, comme si le temps n’existait guère
III Perdu dans la brume...
IV Résonance joyeuse : avec une sensation de transparence
Dédié au Quatuor Arditti
Chaque mouvement de ce quatuor explore un seul état, sa part d’ombre et de lumière. Chaque mouvement représente, pour ainsi dire, un moment. Et ces moments pourraient durer plus ou moins longtemps sans compromettre leur nature fondamentale. Les procédés peuvent être étendus ou comprimés, répétés ou inversés, mais les notions centrales (sont-ce des notions, ou bien simplement des expériences ?) restent ce qu’elles sont. Pourtant, la suite précise des mouvements est extrêmement importante. Lorsqu’on les écoute ensemble, ils s’articulent autour d’une sorte de récit linéaire, peut-être même d’une métaphore de voyage, mais circulaire, dans lequel l’arrivée, pourrait, qui sait, se révéler être un nouveau départ. Une situation cède la place à une autre et les relations évoluent au sein du quatuor. Cependant, finalement, la pulsation créative derrière la pièce a une inclination pour les états d’unité.
Qu’une telle unité soit ou non exprimée au travers des textures (parfois l’unisson littéral se propage, mais pas toujours), on ressent de manière générale la sensation que même les aspects apparemment très différents sont liés à la condition fondamentale de la concorde : une limite consciente de la structure tonale des émanations spectrales des notes fondamentales mi bémol et do. On l’entend distinctement en ouverture, dans l’alternance perpétuelle entre ces deux notes dans le registre grave du violoncelle. Plus tard, ces deux spectres se rejoignent en un « mode double spectrale » à micro-intervalles (dérivé des 24 premiers partiels des do et mi bémol fondamentaux) qui définit l’inflexion subtile de la mélodie du deuxième mouvement, ainsi que les gammes ascendantes, jamais tout à fait chromatiques, du troisième mouvement. Pour le moment, cela semble être une source intarissable de potentiel mélodique, que l’on aurait tout juste aperçu...
Mais pourquoi donc cette insistance sur le mi bémol ? Probablement en raison d’une anecdote historique. Karl Hold (un membre du Quatuor Schuppanzigh) aurait dit à Beethoven : « Nous avons joué votre Quatuor en mi bémol, op. 127 en son honneur [“son” désignant Weber] ; il a trouvé l’adagio trop long, mais je lui ai répondu : Beethoven lui aussi a des émotions et une imagination plus longues que toute personne vivante ou morte. Depuis lors, même Linke (un autre membre du quatuor) ne peut plus le supporter : nous ne pouvons lui pardonner ses propos. »
Lorsque j’ai écouté de nouveau l’op. 127 avec cette remarque à l’esprit, j’ai été étonné par l’ouverture : le déploiement d’un accord de septième en mi bémol sur plusieurs mesures. Chaque fois que je l’entends, je me rends compte que j’aurais aimé que Beethoven le fasse durer un peu plus longtemps, sans résolution ni progression, juste dans la jouissance de la sonorité. Et peut-être (pourquoi pas ?) accorder le septième d’espèce naturellement. Et qu’obtiendrions-nous en faisant durer ce moment pendant toute une pièce ? Qu’en penserait Weber ? Finalement, je n’ai pas été aussi extrême dans les limites que je me suis imposées et d’autres préoccupations ont pris le pas, mais c’est à partir de ces considérations que le procédé de composition a commencé...
Pour terminer, concernant le titre : il provient d’un ouvrage de Stewart Brand intitulé The Clock of the Long Now, publié au tournant du nouveau millénaire. Ce livre parle de la création d’une horloge de dix mille ans qui incarne l’aspiration à penser en termes de durées plus longues que celles dont nous avons l’habitude. Si la musique de Beethoven incarnait une émotion et une imagination « plus longue » que ce qu’étaient en mesure d’apprécier certains de ses contemporains, quelle est notre relation actuelle au temps ? Plus longue ou plus courte ? Cela dépend sans doute des personnes à qui on le demanderait. Elle est probablement plus intense dans les deux directions : la capacité de concentration diminue peut-être dans notre monde numérique, mais inversement, nous avons une conscience des passés lointains et des futurs potentiels qui aurait été inconcevable au temps de Beethoven. En tout état de cause, il est intéressant de réfléchir à la façon dont les conditions, les hypothèses et les attentes sociétales (conscientes ou inconscientes) influencent le temps de l’art, pour les spectateurs comme pour les créateurs.
Que se passe-t-il si nous n’avons plus le temps ?