Biographie

Francesca VERUNELLI

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Francesca VERUNELLI a étudié la composition et le piano au « Conservatorio Luigi Cherubini » de Florence, où elle a obtenu ses deux diplômes summa cum laude.

 

Elle a ensuite suivi les cursus 1 et 2 en composition et en informatique musicale de l'IRCAM, en se spécialisant dans la musique électronique. Elle est titulaire d'un doctorat de l'Université PSL (Paris Sciences et Lettres).

 

En 2010, elle a reçu le « Lion d'argent » de la Biennale de Venise.

 

Elle a été « compositrice en recherche » à l'IRCAM et au GMEM, et « artiste en  résidence » de la Casa de Velasquez (Académie de France à Madrid) et de la Villa Medici (Académie de France à Rome).

 

En 2020, elle a été lauréate du prestigieux prix du compositeur « Ernst von Siemens ». En 2022, elle a reçu le 41ème « prix Abbiati » de la critique italienne.

 

Elle a reçu des commandes d'institutions musicales et d'ensembles prestigieux tels que l'IRCAM, la Biennale de Venise, l'Orchestre Philarmonique de Radio France, le Milano Musica, l’ensemble Neue Vocalsolisten Stuttgart, l’Accentus Chamber Choir, le Lucerne Symphonic Orchestra, le Court-Circuit ensemble, l’ensemble 2e2m, l’International Contemporary Ensemble, le Festival d'Aix-en-Provence, le Centre national de création musicale, GMEM, de Marseille, du CIRM - Nice, de l’État français, de la Fondation FACE, du festival Donaueschinger MusikTage, de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, du festival Wittener Tage für neue Kammermusik, de la Philharmonie de Paris et du Klangforum Wien, entre autres.

 

Sa musique est régulièrement jouée en Europe et aux États-Unis.

 

 

Son travail se concentre sur la manière dont les structures profondes de la composition musicale, la pensée harmonique et l'invention formelle de l'écriture temporelle peuvent évoluer en relation avec les ressources sonores élargies produites par l'évolution interdépendante du monde instrumental acoustique classique hérité, du monde sonore environnant qui enveloppe notre vie quotidienne, et des sons virtuels et électroniques.

 

  • Nous [les compositeurs] utilisons les sons pour écrire le temps et non le temps comme un contenant des sons » est une phrase qui revient souvent dans la description de son travail ; cela signifie que l'accent n'est pas mis sur le son pour le son, mais plutôt sur les façons dont celui-ci peut inventer une forme de temps unique et une expérience liée à la mémoire pour l'auditeur.

Oeuvre(s)

" Songs and voices "

Voix et ensemble

Publication : Casa Ricordi

SÉLECTION 2024

 Dans le travail pour ensemble éléctrifié "Five Songs (Kafka's sirens)" écrite pour CBarré, le titre fait allusion - mais il ne s'agit pas d'une réference litterale - au récit de Franz Kafka "Le silence des sirènes".
En réalité le récit de Kafka ne veut pas tellement raconter une histoire alternative (qui dirait que les sirènes ne chantèrent pas) mais plutôt suggérer un paradoxe, insinuer un doute de perspective.

C'est plutôt à cela - à une possible perspective paradoxale - que le titre fait allusion. Il s'agit d'une forme articulée en cinq "chansons" instrumentales où la question poétique qui me s’était imposée était la suivante : qu’est-ce qu’il reste du chant quand la voix disparaît ? Qu’est-ce que ça peut être l’essence du chant et comment peut-on percevoir le chant quand personne ne chante ?

Cette présence du chant dans l’absence d’une voix qui chante était le moteur de la recherche sonore instrumentale, une sorte d’aporie que - tel que le paradoxe de Kafka - visait à repousser les limites du « visible » instrumental.

Cette première question appelle naturellement une question qui est en quelque sorte l’inverse : qu’est-ce que la voix sans le chant ? La voix pour sa pure présence, dépourvue de sa fonction orphique ? La voix comme corps instrumental, et comme corps tout court, la voix comme présence charnelle qui précède et dépasse la parole. Une sorte d’objet apotropaique dont on saurait sans le comprendre.

L’exploration de cette autre moitié de la question m'a poussé à intégrer un ensemble vocal dans ce voyage musical, qui se déroule donc entre ces deux extrêmes. L’extrême absence et l’extrême présence, le chant dans la voix et la voix sans le chant.
Entre ces deux point focaux du paradoxe se situe peut-être ce qui attire tant Ulysse à s’approcher de sirènes.

Ce voyage est structuré en plusieurs moments qui explorent différents aspects de la voix en tant que corps, de la voix en tant que corps instrumental, de la voix en tant que chant qui habite le corps et qui précede la parole, et de la voix qui, en incarnant la parole, la transforme, l'annulle et la dépasse. Tout cela est transparent dans le mythe des sirènes, comme Kafka le souligne.

La pièce est articulée - sans qu'il s'agisse nullement de mouvements - en plusieurs moments qui sont ancrés à des différents aspects de ces etats liminales, dont les sirènes sont symbole :
- Five songs (Kafka's sirens), cinq chansons sans voix

- Voices. Où la voix est présente comme un corps, avant d'être chant et avant d'être parole. Un corps qui s'enfouit dans le corps du son pour le transformer et le reécrire. On se trouve ici avant le texte. Il y a un'expérience perceptive du son vocal dont la vocalité serait oubliée ou présagée : l'experience de sa corporéité à travers son occupation et sa transformation sciamanique du son musical.

- Unvoiced. Ce que l'on appelle "unvoiced" ce sont les consonnes aphones, qui n'ont pas besoin des vibrations des cordes vocales pour produire le son. Cette partie bruitée de l'émission vocale permet l'articulation, et l'articulation est du temps articulé. Cette partie se déroule dans un état musical de "temps pur" où la voix habite et est elle-même prisonnière d'une écriture purement temporelle.

- A valediction for her sister (a love song). Ce moment est une chanson au sens propre du terme. Il s'agit d'une chanson d'amour pour voix et guitare acoustique uniquement. La guitare a une scordatura particulière qui la rapproche du luth, et l'espace harmonique vocal est un espace microtonal non-temperé (juste). Le texte utilisé ici est une très ancienne chanson en griko (langue née de l'hybridation du grec ancien avec les langues autochtones du Salento), recueillie à Corigliano. Le texte folklorique anonyme se trouve encore dans un "lieu" poétique qui précède celui du moi poétique. Dans ces textes on ne chante que la naissance, l'amour et la mort, et il y a toujours plusieurs versions du même texte, comme c'est souvent le cas pour les chansons populaires anonymes. C'est une poésie qui ne s'est pas encore séparée des corps. Voici le texte en griko et en italien :

Aspron e’ to chartì, aspro e’ to chioni, aspron e’ to chaladzi, aspri ine i krini, aspro to sfondilòssu ce i vrachoni, c’echi is o’ petto dio mila afse asimi. Isèa se kaman dio mastoroni

ce se pingéfsane i aji serafini;
ce se pingefsan ce se kaman òria,
pu ’e s’echi de’ is in ghì manku is in gloria.

Bianca è la carta ed è bianca la neve,

bianca è la grandine e son bianchi i gigli, bianco il tuo collo e bianche le tue braccia, poggiate al petto due mele d’argento.
Ti hanno pensata due grandi pittori,

ti hanno dipinta due santi serafini;
ti hanno dipinta e ti hanno fatta bella, e non c’è uguale in cielo e sulla terra.

- Vocali. Ici, le spectre des instruments est associé au spectre formé par la modification de la cavité buccale par la production de sons vocaux (voyelles), et aux multiphoniques obtenus en hybridant la voix avec des harmonicas à bouche.
- Andemironnai (a song of migration). Andemironnai ou Iandemironnai est un refrain qui forme les strophes d'une chanson traditionnelle sarde, dont les paroles sont les suivantes : "Iandemironnai andire nora ndira iandemironnai".

"Beaucoup font remonter la chanson (dont les paroles sont aujourd'hui incompréhensibles) à des temps très anciens, peut-être à l'époque de la mythique et très archaïque Nora, une ville pré-nuragique aujourd'hui submergée.
L'obscur refrain, avec son terme qui évoque vaguement le "va et vient" et sa voix "nora" qui est certainement d'époque protosarde, a tout l'air d'être très ancien.

Il se peut (si l'on écoute son imagination) que le refrain utilise le mot Nora pour exprimer le regret d'une patrie perdue : la ville de Nora, ancienne escale phénicienne (NDLR : Carta Raspi la fait remonter au Shardana, mais elle pourrait être beaucoup plus ancienne), puis centre punique et plus tard ville romaine florissante qui a conservé jusqu'à la fin l'orgueil d'être la ville mère de toutes les autres villes sardes. À l'époque romaine, il avait un rang d'honneur égal à celui de Kàralis. Ses vestiges (temples, nécropoles, quais, bâtiments portuaires romains, basiliques, etc.) ont été dévastés par l'action des séismes et de la mer. Détruite par les invasions vandales, Nora n'a jamais pu renaître.

Ce sont donc des mots dont le sens verbal est perdu, mais qui gardent cette fonction de mouvement migratoire vers l'inconnu, ou chant de passage dans la chanson qui l'incarne encore aujourd'hui." (1)
C'est une polyphonie aux structures polyrythmiques et microtonales où l'écriture instrumentale s'épaissit jusqu'à la saturation de l'espace. On explore le concept de limite et d'illusion temporelle. Le mouvement est inevitable et inevitablement pousse vers l'inconnu. L'ideé même de migration et de passage est fortement inscrite dans le mythe des sirènes. On

revient alors aux sirènes comme image de la limite du chant et du son même (les sirènes de Kafka devaient leur horreur à leur silence qui aurait pu rompre les résistences même d'Ulisses).
Les sirènes se trouvent toujours à un endroit crucial qui marque un passage décisif. Passage entre les vivants et les morts, passage entre le monde connu et l'inconnu (entre autres).

En effet, "le mythe des sirènes a également servi, entre autres fonctions, à permettre un discours sur l'espace, et en particulier sur les notions de limite, de frontière et de marge. Ces catégories sont à la fois analogues et différentes dans leurs diverses significations : la limite est l'endroit où quelque chose finit, mais aussi où quelque chose commence, ce qui rend la réalité mesurable et donc porteuse de sens ; la frontière, en revanche, présuppose une division, mais aussi une relation entre le même et le différent, entre le soi et l'étranger. Et c'est précisément là qu'intervient la catégorie de la marge, qui définit ce qui n'est ni de ce côté ni de l'autre de la frontière, le no man's land, le lieu de passage, de transformation." (2)

Cette œuvre est « tombeau » musical, un monument funéraire, une tentative de rendre un humble hommage à la mémoire de ma sœur, décédée prématurément dans des circonstances tragiques. Ainsi, si A valediction for her sister pour voix et guitare en scordatura est une chanson d’amour, la blancheur de la neige, du papier et de la peau de la jeune fille rappellent tout aussi bien celle d’un corps sans vie.

 

" Tune and Retune (2017-2018) "

Pour orchestre

Editions Ricordi

SÉLECTION 2020

Commande de Philharmonie Luxembourg et Milano Musica

Création le 24 novembre 2018, Grand Auditorium, Luxembourg / Festival « rainy days » par l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, dir. Baldur Brönnimann.

Les origines poétiques de Tune and retune remontent à mes premières expériences d’écoute d’un orchestre. Je me souviens très bien de la forte impression que m’ont laissé les concerts symphoniques la première fois que j’y ai assisté, lorsque j’étais toute petite. J’ai ressenti comme une immense respiration de cette incroyable masse sonore et j’ai eu intensément conscience de son déploiement dans le temps. J’ai du mal à l’exprimer verbalement, mais je crois que toute personne qui aime la musique symphonique comprend ce que je veux dire.

Cette pièce est une manière de me rappeler la respiration de l’orchestre, inséparable de mes souvenirs les plus anciens.

D’un point de vue technique, l’œuvre tourne autour d’une question centrale : la temporalité intrinsèque du son et le rythme sémantique du discours musical peuvent-ils être l’expression l’un de l’autre ?

Une seconde observation qui concerne le timbre de la musique m’a également guidée.

À mes yeux, le timbre n’est ni accidentel ni un simple « effet ». Il est le porteur et permet l’écriture au travers d’un élan temporel et poétique.

Le timbre n’existe pas en dehors du rythme, tout comme la syntaxe harmonique ne peut exister en dehors du rythme.

Le timbre et l’harmonie font tous deux partie d’un même tout, car le timbre a un contenu complexe d’(in)harmonicité, exactement à l’instar du contenu harmonique symbolique d’un accord. Son « sens » se fait à l’intérieur du discours temporel.

L’orchestration classique n’est rien d’autre que la modification, l’enrichissement, la simplification ou l’altération de très nombreuses façons du discours harmonique, grâce au contenu spectral des éléments soniques à l’œuvre. Il suffit de s’intéresser à la manière dont évolue le son des cuivres lors de l’indication « d’ordinario à cuivré » pour comprendre à quel point le timbre est toujours une question d’harmonie, et donc une question de discours harmonique, et in fine de rythme et de forme.

J’avais pour ambition de tirer les conséquences les plus radicales de cette observation.

Francesca Verunelli