CREATION
3 mai 2011 - La Monnaie, Bruxelles – Dir. : Pablo Heras-Casado.
Livret (Ger) par Hannah Dübgen, tiré du “Matsukaze” de Zeami (2010).
Commande du théâtre de La Monnaie, Bruxelles.
NOTICE
L'association du compositeur japonais Toshio Hosokawa et de la chorégraphe allemande Sasha offre un ouvrage à l'atmosphère poétique et troublante.
C’est l’une de ces tragiques histoires dont regorgent les légendes et les textes de théâtre ou d’opéra chinois et japonais. Un drame menant deux jeunes sœurs de l’amour au désespoir, puis à la mort, à l’état de fantômes, à la folie enfin.
Deux fantômes
Deux sœurs récoltant le sel au bord de l’océan : Matsukaze (Vent dans les pins) et Murasame (Pluie d’automne) s’éprennent d’un chevalier exilé dans leur région lequel leur rend leurs sentiments et leur attribue ces noms poétiques.
Mais, passés trois ans d’exil, il doit repartir pour la capitale où il meurt bientôt sans avoir pu revenir auprès des deux jeunes femmes auxquelles il a laissé en gage un poème, un manteau et son chapeau.
Apprenant sa mort, elles périssent à leur tour de douleur et sont inhumées au pied d’un pin.
Auprès de leurs noms est gravé le poème de l’être aimé. Mais leurs fantômes reviennent chaque nuit hanter ces lieux fouettés par le vent, et Matsukaze comme Murasame, dans leur douleur sans fin, croient reconnaître la silhouette de leur bien-aimé dans la ramure du pin toujours vert qui protège leur tombe.
Une pièce de théâtre Nô
De ce classique du théâtre Nô, écrit au XIVe siècle, puis réécrit au XVe, "mettant en scène la force des passions, leur capacité d’anéantissement, dans des tourments incontrôlés", le compositeur japonais, Toshio Hosokawa, sur une commande du Théâtre royal de la Monnaie, a tiré la matière d’un ouvrage lyrique dont la création mondiale vient d’avoir lieu à Bruxelles, cependant que la mise en scène en était confiée à la chorégraphe allemande Sasha Waltz.
Un rêve éveillé
Nous plongeant dans une atmosphère obscure, troublante, où il laisse entendre les mugissements de l’océan comme les plaintes du vent, Toshio Hosokawa, au cours d’une composition souvent très belle, très "boulézienne" aussi, fait entendre une longue, longue et monotone plainte qui donne le sentiment à l’auditeur d’être plongé tout éveillé dans un rêve.
Un rêve inquiétant, oppressant, mais d’une infinie poésie où les éléments de la nature se mêlent aux instruments classiques (piano, harpe) ou aux percussions qui ramènent aux sonorités de l’Empire du Soleil Levant.
Le vent dans les pins
Pour occuper un espace laissé largement ouvert par une action épurée à l’extrême et par une musique d’une parfaite austérité, tout en sachant parfois être lyrique, Sasha Waltz a déployé un savoir-faire extraordinaire déjà dévoilé en octobre dernier dans "Passion" de Pascal Dusapin, au Théâtre des Champs-Elysées.
Dans sa mise en scène très aérienne, spectaculaire parfois, impressionnante, la danse est omniprésente. Mais ce n’est pas une danse bavarde, inutile, dont la prolixité servirait à combler un vide. Elle ne commente pas l’action, la relate moins encore.
Elle "est" le vent dans les pins, la pluie de l’automne, le souffle de la mer, la tristesse ou le désespoir des deux sœurs, l’atmosphère tragique du drame.
Fluidité de l’eau
Très sensuelle, tourmentée, toute en volutes, en ploiement des bras et des jambes, marquée par des réminiscences stylistiques des années 1930, la chorégraphie fait penser aux bas-reliefs de l’époque, à ce néo-classicisme qui se mêlait alors à ce qu’on appelait l’expressionnisme.
Dessinée avec la fluidité de l’eau qui court et tourbillonne, la légèreté de l’air marin chargé d’embruns, la danse, également douloureuse comme l’âme des héroïnes, déploie ses vagues, ses méandres, son onctuosité sur la scène, se fond avec justesse et sensibilité au climat musical sans redondance aucune.
Elle courait tous les risques de n’être qu’ornementale, de combler des silences ou des plages de monotonie, alors qu’elle participe à merveille à l’étrangeté de l’atmosphère de cette légende tragique.
Cantatrices et danseuses
Aux côtés de ses nombreux danseurs (ils sont quatorze sur scène et ils sont admirables), Sasha Waltz happe les cantatrices pour les lancer à leur tour dans le mouvement chorégraphique.
Et l’une et l’autre, Barbara Hannigan et Charlotte Hellekant, sont remarquables de souplesse, de lyrisme et de métier en se fondant miraculeusement à une discipline qui n’est pas la leur, en s’insinuant dans la troupe des danseurs.
Avec elles, deux chanteurs, le baryton-basse Frode Olsen, un Norvégien, et le baryton Kai Uwe Fahnert, un Allemand, assument les rôles plus statiques du Moine et du Pêcheur, cependant que le Vocalconsort de Berlin remplit la fonction du chœur à l’antique et que l’Orchestre de Chambre de la Monnaie est dirigé par l’Espagnol Pablo Heras-Casado.
Plénitude des formes
Des décors et des costumes d’une grande sobriété (Pia Maier-Schriever, Shiota Chiharu et Christine Birkle) ; des lumières où dominent les gris crépusculaires, les noirs nocturnes et les aurores blafardes (Martin Hauk), achèvent de donner à ce spectacle chanté en langue allemande une grande unité de ton et de le marier à merveille avec la partition.
Sasha Waltz s’est unie avec un rare bonheur au travail du compositeur qui ne peut que se féliciter d’avoir été aussi admirablement servi. Et les commanditaires du spectacle ont parfaitement compris que, pour mener à bien un tel travail, sur une partition aussi austère, et pour un drame aussi fantastique, il fallait à l’évidence recourir au talent d’une chorégraphe.
Le résultat est d’une beauté sans faille, d’une grande perfection formelle. Aussi "contemporaines" que soient la chorégraphie et la mise en scène, elles servent une réalisation qu’on pourrait qualifier de classique.
Non pas classique dans le sens académique du terme, mais classique dans le sens de l’aboutissement, de la plénitude des formes.
© Raphaël de Gubernatis - Le Nouvel Observateur Schott-music