Biographie

Hugues DUFOURT

© Samuel Andreyev

Hugues Dufourt privilégie les continuités et les lentes transformations d'un discours musical qui n'est que rarement interrompu. Il conçoit des formes par évolution de masses et travaille sur les notions de seuils, d'oscillations, d'interférences et de processus orientés. Pionnier du mouvement spectral, il lui accorde toutefois une définition plus large, cherchant à mettre en valeur l'instabilité que le timbre introduit dans l'orchestration. Sa musique repose sur une richesse de constellations sonores et harmoniques et s'appuie sur une dialectique du timbre et du temps. Il puise une partie de son inspiration dans l'art pictural, dont il retient essentiellement le rôle de la couleur, des matières et de la lumière (Dawn flight, quatuor à cordes créé en 2008 à Musica, Le Cyprès blanc et L'Origine du monde, créés à Musica 2004).

Marqué par l'avant-garde française des années soixante, Hugues Dufourt participe aux activités de L'Itinéraire (1975-81) et fonde en 1977 le Collectif de Recherche Instrumentale et de Synthèse Sonore (CRISS) avec Alain Bancquart et Tristan Murail. Agrégé de Philosophie en 1967, il publie de nombreux écrits. Il est chargé de recherche (1973-85) puis directeur de recherche au CNRS (1985-2009) et crée en 1982 l'Unité Mixte de Recherche "Recherche Musicale" qu'il dirige jusqu'en 1995. Hugues Dufourt a reçu de nombreux prix, notamment en 2000 le Prix du Président de la République pour l'ensemble de son oeuvre, décerné par l'Académie Charles Cros.

Ces dernières années, Hugues Dufourt a composé des oeuvres aux formations diverses, du piano seul (Tombeau de Debussy créé au Festival Musica 2018) au grand orchestre (Ur-Geräusch, créé en 2016 par l'Orchestre de la WDR), en passant par les quatuors (Le Supplice de Marsyas d'après Titien pour le Quatuor Arditti, Les courants polyphoniques d'après Klee, par Amstel Quartet créé en déc. 2019), ou les percussions (Burning Bright, créé par les Percussions de Strasbourg au Festival Musica 2014).

Oeuvre(s)

" La Horde d'après Max Ernst "

Pour ensemble

Lemoine

SÉLECTION 2023

18'

La Horde est le titre d'une série de compositions picturales réalisées par Max Ernst en 1927, dont l'une est exposée au Stedelijk Museum d'Amsterdam. D'une extrême violence, La Horde montre l'éclosion de silhouettes folles, échevelées et passionnées, prêtes à passer à l'action. Sous forme de manifeste, cette série rejette totalement l'imagerie optimiste de l'art.

            Max Ernst a été soldat pendant la Grande Guerre, une expérience qui l'a hanté tout au long de sa vie. Ses paysages exposent des forêts calcinées, des villes mortes, des plages abandonnées, des étendues infinies de marécages et d'écume où règnent les oiseaux et les fleurs carnivores. Par des procédés automatiques - frottage et grattage - Ernst illustre le grincement de la création, ses échecs, l'effacement de l'ordre et le triomphe de la métaphore.

            Aujourd'hui, la recherche instrumentale comprend des techniques de frottement et de grattage. Ces sons tendus, nasaux et diffractés modifient les normes de production sonore, nécessitent des formes de notation différentes et s'écartent des registres d'expression généralement acceptés. La configuration sonore s'ouvre ainsi, selon l'expression d'André Breton, à un registre « d'affinités nouvelles ».

Comme en peinture, le rôle de la texture est devenu essentiel en musique. Aujourd'hui, l'écriture se réduit à un système complexe de nervures. Cette partition très spéciale s'efforce d'intégrer les gestes instrumentaux dans les paramètres de la composition. La distorsion calculée de l'émission sonore imprègne ainsi le discours d'une certaine âcreté. Le langage musical est donc destiné à ouvrir un passage paradoxal entre le son et le bruit.

            Commandée par Radio France et l'Ensemble moderne Lemanic, cette œuvre a été écrite pour un ensemble instrumental comprenant notamment un harpiste, un pianiste et deux percussionnistes.

            Je tiens à exprimer ma gratitude au compositeur Dominique Delahoche, dont la recherche instrumentale a été essentielle pour moi.

            La Horde d'après Max Ernst est dédiée à Kathy Nellens.

                                                                                                                     Hugues Dufourt

Texte traduit de l’anglais

 

" Les deux saules (2020) "

Pour orchestre

Ed. Lemoine

SELECTION 2021

Encouragé par Clemenceau, l’ami de toujours, Monet travailla de 1914 à 1926 à la réalisation de deux cycles immenses consacrés au thème des paysages d’eau : nymphéas, branches de saules, représentation d’ombres, reflets d'arbres et de nuages. Monet déclare à ce sujet : « L'essentiel du motif est le miroir d’eau, dont l’aspect, à tout instant, se modifie grâce aux pans de ciel qui s’y reflètent et qui y répandent la vie et le mouvement. » (*) Monet avait envisagé dès 1897 la création d’un espace pictural circulaire qui abolirait la distanciation critique et plongerait le spectateur dans « l’illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage ». Avec l’appui de Clemenceau, Monet s’engagea dans un projet dont la démesure outrepassait les principes mêmes de l’impressionnisme. Il en vint à accepter l’idée du très grand format, celle aussi d’un développement décoratif, d’un enchaînement des oeuvres dans la continuité du devenir. Les Nymphéas requièrent en outre la présence d’un cadre architectural. Clemenceau décida que l’État y pourvoirait. L’ancienne serre de l’Orangerie, édifiée sous le Second Empire sur la Terrasse des Tuileries, fut choisie comme décor. Orientée d’est en ouest, elle longe la Seine. Sa verrière laisse entrer la lumière du jour. Ainsi l’oeuvre picturale est-elle exposée à l’éclairage réel de l’espace, qui varie au gré des heures, des jours et des saisons. Les Nymphéas se présentent comme l’aboutissement de la geste impressionniste. La forme ovale des salles de l’Orangerie abolit la perspective et les effets d’illusion. Elle crée une impression de profondeur propice à l’expansion autonome de la couleur.

Le panneau des Deux Saules est d’une étrange simplicité de composition. Le premier plan est occupé par la surface de l’eau et délimité aux extrémités par deux troncs courbes de saules. Longue de dix-sept mètres, profondément incurvée, cette toile semble flotter dans l’espace. Un imperceptible dégradé de teintes s’est substitué aux contrastes violents d’autrefois. Les tons rose-bleu, bleu-vert pâle, mauves et pourpres du paysage d’eau rappellent curieusement ceux des paysages hivernaux peints à Vétheuil - La Débâcle, Les Glaçons, L'Hiver près de Lavacourt ou Coucher de Soleil sur la Seine, l’hiver. Écrite pour grand orchestre, la musique s’inspire du paysage d’eau des Deux Saules et s’étend comme lui sur une durée qu’aucun accident ne vient interrompre. Elle poursuit « l’illusion d'un tout sans fin, d'une onde sans horizon et sans rivage ». La couleur sonore, qui tient lieu d’impression originaire, acquiert une valeur indépendante et crée un monde dont les phénomènes sont en constant état de flux et de transition. Pour autant l’oeuvre ne se réduit pas à ce régime de fluctuations ni à ce style d’aperçus fragmentaires. Elle commence au contraire avec la recherche de la continuité interne d’une durée. Les Deux Saules ont fait l’objet d’une commande de WienModern.

Hugues Dufourt

(*) In Virginia Spate, Monet, la couleur du temps, traduit de l’anglais par Élisabeth Servan-Schreiber et Denis Armand Canal, Londres, Thames § Hudson, 2001, p.255 (éd. or. The Colour of Time - Claude Monet, Londres, Thames and Hudson, 1992).

" Dawn flight "

pour quatuor à cordes

Editions Lemoine

(Lyon,1943)
Hugues Dufourt étudie le piano à Genève auprès de Louis Hiltbrand, puis la composition avec Jacques Guyonnet, avec lequel il collabore au Studio de Musique Contemporaine de Genève (SMC), et qui crée ses premières œuvres : Brisants, Mura della Città di Dite, Down to a sunless sea, Dusk light... Agrégé de philosophie en 1967, Hugues Dufourt prend part aux concerts du groupe Musique du Temps à Lyon, et devient, en 1968, responsable de la programmation musicale au Théâtre de la Cité à Villeurbanne, sous la direction de Roger Planchon, tout en enseignant la philosophie à l'Université de Lyon. Il entre au CNRS à Paris, participe aux activités de l'Itinéraire (1975-81), et fonde en 1977 le Collectif de Recherche Instrumentale et de Synthèse Sonore (Criss), avec Alain Bancquart et Tristan Murail. En 1977, Erewhon est créé par les Percussions de Strasbourg, sous la direction de Giuseppe Sinopoli, suivi, en 1979, à l'Ircam, de Saturne, pour 24 instrumentistes, sous la direction de Peter Eötvös. En 1985, la création, par l'Orchestre de Paris, de Surgir provoque un certain scandale. Pierre Boulez crée en 1986, L'Heure des Traces, à La Scala de Milan.


En 1992, Le philosophe selon Rembrandt pour Orchestre est crée au Festival Ars Musica de Bruxelles par l’Ensemble Orchestral de Hilversum sous la direction de Mark Foster. En 1993, on note la création de The Watery Star à l’Ircam par l’Ensemble Fa sous la direction de Dominique My, puis, à l’Opéra de Lyon, en 1995, celle de Dédale, opéra sur un livret de Myriam Tanant, sous la direction de Claire Gibault, dans une mise en scène de Jean-Claude Fall. Commande de l’État, La Maison du Sourd, concerto pour flûte solo et l'Orchestre est crée à la Biennale de Venise le 23 octobre 1999 par l’Orchestre de la Fenice sous la direction d’Emilio Pomárico, avec en soliste Pierre-Yves Artaud. L’œuvre est reprise à Hong-Kong par le Sinfonietta de Hong-Kong le 28 novembre 1999 sous la direction de Tsung Yeh. Commande de Radio-France, Lucifer d'après Pollock, pour flûte et orchestre, est créé au Festival Présences 2001 par l’Orchestre Philarmonique de Radio-France sous la direction d’Emilio Pomárico. Commande du Festival d’Automne à Paris et de l’Association Orcofi pour l’Opéra, la Musique et les Arts, le cycle des Hivers (1992-2001), est créé en novembre 2001 au théâtre du Châtelet dans sa version intégrale. Il a été produit par le Festival d’Automne à Paris, en collaboration avec L’Ensemble Modern, l’Alte Oper de Francfort et le Festival de Berlin associé à Märzmusik 2002 – Festival für aktuelle musik.


Invité par la Festival franco-américain French Sounds, Hugues Dufourt a été joué à New-York le 4 mars 2003 au Merkin Concert Hall de New-York par l’Ensemble Speculum Musicae sous la direction de Jeffrey Milarsky. Le Cyprès blanc pour alto soliste et grand orchestre est créé à Musica 2004 (Strasbourg) par l’Orchestre Philarmonique du Luxembourg sous la direction de Pierre-André Valade avec Gérard Caussé en soliste. L’Origine du monde pour piano soliste et ensemble instrumental est crée à Musica 2004 par l’Ensemble Orchestral Contemporain sous la direction de Daniel Kawka avec Ancuza Aprodu en soliste. Dédicataire de l’œuvre, François-Frédéric Guy crée Erlkönig, pour piano, le 18 octobre 2006 à l’Auditorium du Musée d’Orsay dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Commande de la RAI, … au plus haut faîte de l’instant, pour hautbois et orchestre, est créé en 2006 à Turin par Francesco Pomàrico (hautbois) et Emilio Pomàrico à la tête de l’orchestre de la RAI. Nima Sarkechik crée le 1er avril 2008 La Ligne gravissant la chute, pour piano au Printemps des Arts de Monte-Carlo. Le quatuor Arditi crée le 26 septembre 2008 Dawn Flight à Musica de Strasbourg, une co-commande de Musica de Strasbourg, du Festival de Witten et d’Ars Musica de Bruxelles.


Hugues Dufourt a reçu le Grand Prix de la Musique de Chambre (SACEM) en 1975, le Grand Prix de l'Académie Charles Cros pour l'enregistrement de Saturne en 1980, le Prix Koussevitski en 1985 pour celui d'Antiphysis, le Prix du jury du Festival Musique en Cinéma pour Hommage à Charles Nègre en 1987 ainsi que le Prix des Compositeurs de la SACEM en 1994. En 1999, L’Académie du disque lyrique décerne à Dédale l’Orphée du meilleur enregistrement d’un compositeur français (Prix de la SACD). Pour le 53e palmarès de l’Académie Charles-Cros, Hugues Dufourt reçoit en 2000 le Prix du Président de la République pour l’ensemble de son œuvre à l’occasion du premier enregistrement d’Erewhon. Il reçoit le 20 novembre 2008 le Diapason d’or de l’année pour l’enregistrement du Cyprès blanc et de Surgir par Gérard Caussé à l’alto et Pierre-André Valade à la tête de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg.


Hugues Dufourt est l'auteur de nombreux articles et ouvrages parmi lesquels : « Musique, pouvoir, écriture » (Christian Bourgois, 1991) et « Essai sur les principes de la musique 1 : Mathesis et subjectivité. Des conditions historiques de possibilité de la musique occidentale », Paris, éditions mf, 2007.
 

NOTICE


Dawn Flight est le titre d'une toile que le graveur et peintre britannique Stanley William Hayter (1901-1988) réalisa en 1959. Sa formation scientifique - chimie, géologie - son habileté mathématique furent un atout considérable dans ses recherches de matières et de couleurs, qui peuvent atteindre des tons fluorescents. Hayter, qui fut l'une des premières figures du mouvement surréaliste, s'engagea à New York sur les voies de l'abstraction, aux côtés de Pollock, Rothko, Baziotes, Matta, Motherwell, De Kooning, Riopelle. Il est reconnu comme celui qui a révolutionné les techniques de la gravure au cours du XXe siècle. Il inventa le procédé qui permet d'obtenir plusieurs couleurs sur une même plaque en un seul passage. Rentré en 1950 à Paris, il expérimente de nouvelles techniques de gravure: empreintes, utilisation de l'acide sur le métal et surtout le burin multipointe. Il poursuit une recherche sur l'émergence des formes, sur la transparence, l'interférence, la vibration, les moires. Ses toiles intensifient la couleur, le dynamisme gestuel, et s'attachent sur la fin à capter les jeux de lumière à la surface de l'eau.

Dawn Flight est construit sur un éventail d'obliques divergentes, remontant la diagonale, illustrant ainsi le paradoxe d'un flux ascendant, aspiré par le haut. La forme étirée et allongée des stries, la torsion intime de la trame, la tension paradoxale des entrelacs donnent le sentiment d'une réalité élémentaire, de l'aurore d'un monde. La production de Hayter à cette époque - Perseïdes, Poissons volants, Vague, Ixion, Cascade, Mérou, Méduse, Night - montre d'étranges associations de bleu et de noir, d'orange, de jaune transparent, de bleu et de vert.?Frank Stella et Donald Judd comptent parmi les artistes qui ont le plus radicalement récusé l'idée d'un procès formateur de l'art, évacuant l'idée même de nécessité intérieure, voire de composition formelle. Transparence, profondeur, épaisseur, rayonnement ne seraient que des catégories factices tirées d'une illusion d'intériorité et l'idée même de progression structurée ne serait que l'effet d'une tyrannie du dedans.

Qu'en est-il du quatuor qui fut la construction par excellence de l'intériorité, l'exemple même d'une logique compositionnelle épurée et réduite à la forme essentielle d'un développement ? Ecrire un quatuor après Donald Judd est-il encore possible ? Car il ne suffit pas de se confronter à l'histoire d'un genre, mais à la question de sa possibilité. L'idée même d'un dynamisme des voix a-t-elle encore un sens ? Et celle d'un tout dont les parties sont solidaires ? On n'osera même plus parler de texture, car il s'agit encore d'une forme interne, de l'expression d'une cohérence intérieure. Ecrire un quatuor pourrait signifier le retour à une réflexion sur les formes fondamentales du mouvement - comme l'attraction, la répulsion, l'inclusion ou la pénétration. Ou encore sur ce que signifient des gestes comme briser, couper, déchirer ou fendre. Ce serait aussi revenir sur ce qu'est une interférence de fluctuations, sur la plasticité, ou au contraire la tension désordonnée. A moins de supprimer le quatuor, il faut bien convenir qu'il est à l'image du tissu, d'une continuité ininterrompue, d'un entrelacs de fils et qu'il s'agit de l'oeuvre humaine par excellence : écrire un quatuor c'est renouer le fil. Froisser, tordre, déplier, déployer, dérouler, tels sont les exigences primordiales du quatuor, que l'on dit parfois soyeux ou moiré.

Judd et ses contemporains ont rendu caduque l'idée qu'une oeuvre puisse formuler et suivre des règles explicites, assurer la conservation d'une forme dans une certaine série de transformations. Dans cette vue, la pensée musicale serait alors rendue à un état d'instabilité, de glissement perpétuel. Mais elle pourrait alors trouver peut-être de nouveaux schémas de connexion, et attribuer un sens original à l'idée de processus orienté, en lui donnant la forme d'un devenir global et unique, sans répétitions.


La musique récente sait susciter l'émergence de propriétés inédites et s'absorber dans la réalité supérieure qu'elle suscite : elle n'est pas tant l'imagination des possibles que l'articulation des moments de l'expérience.


Revenir à Hayter, ce serait se concentrer sur une topologie concrète d'intervalles et de liaisons, penser la musique comme flux, modulation, émergence perpétuelle, lumière illocalisable, masse en essor ou tournoiement sans prise.
Ce sont là quelques bonnes raisons d'écrire un quatuor.??

Hugues Dufourt