
" Masaot / Clocks without hands "
Pour orchestre
Ricordi - Berlin
SÉLECTION 2017
- Sélectionné pour : Le Prix de Composition Musicale 2018
Olga Neuwirth: Vom Schaukeln der Dinge im Strom der Zeit
[The Sway of Things in the Stream of Time]
“Là où entre la Vltava, le Danube
Et la rivière de mon enfance,
Tout me voit en entier.”
Ingeborg Bachmann, Prague, janvier 1964
En 2010, le Philharmonique de Vienne me demandait d’écrire une œuvre orchestrale pour le 100ème anniversaire de la mort de Gustav Mahler. Devant finir deux opéras pour la fin de l’année 2011, je déclinais la proposition.
Lorsque la commande a été repoussée jusqu’à 2015, j’ai décidé que je ne voulais pas abandonner l’idée de 2010 en pensant à Mahler. Entre-temps, j’avais fait un rêve qui avait déclenché des “turbulences musicales“ pour mon œuvre orchestrale.
Mon grand-père, que je n’avais jamais rencontré et que je ne connaissais que par des photos et les histoires de ma grand-mère, m’est apparu en rêve. Dans la prairie illuminée par le soleil du Danube et ses eaux ridées, le vent emportait une myriade de brins d’herbe dans une étendue de roseaux entremêlés. Mon grand-père se tenait au beau milieu de l’herbe, et me faisait écouter des chansons sur un vieux magnétophone qui crépitait. Il dit : “Dès le début, j’étais extrêmement différent. J’étais un étranger, et je ne me suis jamais adapté à mon entourage autrichien. Toute ma vie, et j’ai eu le sentiment d’être exclu. Écoute ces chansons : c’est mon histoire.” Il avait remonté le temps et partageait avec moi ce moment.
Ce rêve m’avait tellement ému que je voulais en faire une composition écrite car, pour moi, l’écriture a toujours un lien avec la mémoire. L’idée était de faire comme si vous écoutiez quelque chose en rêve, comme si vous étiez vous-même en train de rêver tout en écoutant.
Masaot/Clocks without Hands peut être perçu comme une réflexion poétique sur la façon dont les souvenirs s’estompent. Cette pièce associe des fragments de mélodies, de lieux et d’expériences très différents de la vie de mon grand-père. C’est un torrent façonné de souvenirs. La composition produit une “grille“ sur laquelle des bribes de chansons résonnent et se reconstituent. Parallèlement, un “objet musical“ basé sur les battements de métronomes rend le temps audible et perceptible.
Comme un manège circulaire, ces battements de métronome apparaissent et disparaissent. Cependant, contrairement au métronome, ils ne restent pas identiques ; ils changent chaque fois en raison d’un léger décalage du contexte et de la superposition des divers tempos. Par ce “tic-tac du métronome“, par la pulsation régulée extérieurement, le temps lui-même devient un royaume subjectivement intemporel du subconscient. En fin de compte, le temps semble se dissoudre tel des horloges sans aiguilles.
Mon grand-père est né dans une ville au bord de la mer qui a connu une histoire tourmentée : à certaines époques, la ville était sous domination vénitienne, tandis qu’à d’autres époques, elle était sous la domination croato-hongroise. Il a ensuite grandi dans le bassin fluvial du Danube, à la frontière commune de la Croatie et de la Hongrie. Mon grand-père ressentait peut-être la même chose que Canetti, qui a écrit à propos de son enfance sur le Danube : “Enfant, je ne saisissais pas vraiment la diversité, mais je ne cessais jamais d’en sentir ses effets.“ Et “… Je suis constitué de nombreuses personnes dont je ne suis pas du tout conscient.“ Ainsi, pour moi, cette pièce traitait les différentes histoires (musicales) entendues et emportées vers la mer par le fleuve : dans mon cas, le Danube.
Revenons à Mahler. Après sa première mondiale, sa Première Symphonie intitulée Katzenmusik (Miaulement ou cacophonie) et critiquée pour son éclectisme. Néanmoins, c’était exactement ce qui m’intéressait ! Je voulais explorer ce phénomène musical et “l’ancien parfum des époques légendaires », en particulier l’enfance et l’adolescence de mon grand-père sur le Danube. Je voulais revenir sur le monde de l’héritage kakanien vu de ma vie d’aujourd’hui. À la recherche d’identité et d’origine ; peut-être cette pièce est-elle le “chant du cygne“ ironique et mélancolique d’un compositeur autrichien qui se sent “d’une manière négative, libre“ de composer ce qu’elle veut et se sent si proche de “l’homme sans qualité“ de Robert Musil.
Masaot/Clocks without Hands a évolué à partir du son multi-voix de mes origines fragmentées et mon désir de flux interrompus, déterminé tout au long de la pièce par des cellules alternant constamment.
Pour moi, “Heimat“ (la patrie, le pays natal) est quelque chose de nébuleux. Dans Masaot/Clocks without Hands, j’essaie de répondre à l’idée d’avoir “plusieurs patries“, en l’occurrence en composant de la musique qui est à la fois de mon pays et celle étrangère. Des sons familiers et inconnus, au-delà de toute forme de nostalgie kakanienne, dans une tentative impossible d’arrêter le temps en composant.
Olga Neuwirth