Pascal Dusapin, born on May 29, 1955 in Nancy, was introduced to music at an early age. After hearing a jazz trio while on vacation with his family, he returned home with a longing to learn the clarinet. His father, however, insisted on piano lessons. When he was 10, Dusapin discovered the organ, an overwhelming passion that would carry him through his chaotic and unconventional adolescence. Growing up part time in a small village in the Lorraine and part time in a Parisian suburb, he embraced all genres with equal fervour, as enthusiastic about Bach as about the Doors, loving free jazz as much as Beethoven. But when he first heard Arcana by Edgar Varese at the University of Vincennes when he was 18, his life was transformed. From that moment, he knew that he would devote all of his time and energy to composition. From 1974 to 1978, he studied devotedly with Iannis Xenakis, whom he considered to be the modern descendant of Varese. Xenakis became his master in thinking differently, broadening his horizons to include architecture and mathematics. This was really his only formal education, probably because Xenakis asked for nothing and gave him everything.
Dusapin’s first pieces, Souvenir du silence (1975), Timée (1978) were appreciated by the two composers, Franco Donatoni and Hughes Dufourt, and they gave him their full support. André Boucourechliev gave him precious advice and the mottos that would accompany him throughout his career: “Never forget the instrument at the back of the orchestra.” and “Sincerity is never a virtue in art.”
In 1977 he won the Fondation de la Vocation prize and in 1988 he received an award from the Villa Médicis where he was resident for two years while he wrote Tre Scalini, Fist, and his first Quatuor, Niobé. He returned from Rome more determined than ever to live while composing and to compose while living. In the summer of 1986, he wrote Assaï for Dominique Bagouet’s ballet company. Their collaboration was rich, both personally and artistically, and the tour of Assaï led him to travel the world for several years.
J'aime le mot allemand "Aufgang" car il suggère l'idée d'une élévation. C'est un mot dont la traduction française est nécessairement approximative car il exprime plus l'idée d'un concept que d'une réalité (bien qu'il puisse aussi indiquer l'action d'aller vers le haut ou désigner un lever de soleil). Ce mot est apparu presque de lui même pendant la composition tant l'espace ouvert par l'espoir et le désir de cette forme concertante me semblait inaccessible. Il est extrêmement difficile pour moi d'exprimer ce qui a été l'objet et l'enjeu de ce travail. J'ai commencé ce concerto en 2008. Puis j'ai dû arrêter. C'était la première fois que cela m'arrivait. Je ne désirais plus rien faire avec "ça" et j'ai abandonné ce projet. Grâce à l'initiative généreuse et enthousiaste de Renaud Capucon, je l'ai repris quelques années plus tard pour l'achever novembre 2011. Pour cela, il avait fallu tout recommencer mais aussi tout continuer.
Au fond, tout était sombre et il fallait reconquérir une clarté. La lumière devint alors comme une sorte de motif secret. Evidemment, rien d'explicite ne peut se formuler musicalement avec la lumière. C'est une métaphore. Mais en composant, il arrive que nous soyons si accablé par notre propre obscurité que le combat avec la matière musicale se confond avec la quête de la moindre lueur, du moindre scintillement.
Ecrire pour un violon et un orchestre pourrait s'apparenter à cet étrange combat entre le sombre et l'éclat. Au début le violon est tout en haut, l'orchestre tout en bas. Tous les deux chantent. L'orchestre est sombre, le violon est presque perdu, avec une évocation si plaintive et tenu qu'il semble luire comme un reflet. C'est comme une aube et un coucher de soleil au même instant. Je me souviens bien de cette image lorsque j'ai commencé à écrire. Au fond il s'agissait sans doute de confondre l'un et l'autre par un progressif et subtil enchevêtrement.
Aufgang est né ainsi. Par le désir d'opposer les contraires, et de les réunir sans cesse en un flux. Tout au long de la composition, la mêlée entre l'obscurcissement et l'éblouissement se trouva devenir le principe moteur de cette partition.
On pourrait s'étonner de l'emploi de telles images. S'il est possible de concevoir la musique avec des représentations, littéraires, on sait qu' il est utopique de vouloir dire la musique.
Concernant Aufgang, il n'en reste pas moins vrai que l'image la plus proche de mon intention reste celle d'une levée de lumière (Aufgang des Lichts).
Pascal Dusapin
Disputatio est une partition écrite sur un texte d’Alcuin, un théologien anglais qui vivait à York au VIIIème siècle. Alcuin était un des tout premiers savants de son époque. Proche de Charlemagne, il avait créé sous sa protection « l’Académie Palatine » où il enseignait la rhétorique, la dialectique, les lettres, l’astronomie et les sciences. L’histoire ne le retient pas comme un grand philosophe mais son influence sur le monde de la pensée au Moyen Âge est considérable. Alcuin a mené de grandes réformes éducatives et on le considère quelquefois comme l’un des premiers à avoir défendu l’idée d’une identité européenne.
En 1996, j’ai découvert dans une traduction française la « Disputatio », texte en latin extrait du manuscrit de Salisbury. A la vérité, la disputatio est d’abord un exercice de dialogue maître – élève fondé sur la devinette, le jeu, la fable, censé amener l’élève à réfléchir à la langue qu’il pratique et le conduire aux questions théologiques.
Le titre exact de ce texte d’Alcuin est PIPPINI REGALIS ET NOBILISSIMI JUVENIS DISPUTATIO CUM ALBINO SCHOLASTICO (Disputatio du jeune prince royal Pepin avec le maître Albinus). Remarquons que Pepin (en latin Pippinus) était le second fils de Charlemagne.
J’ai immédiatement aimé ce texte magnifique, calme et toujours étrange, parsemé d’énigmes, qui articulent une méthode d’enseignement oral très original de ton et de pensée.
Longtemps, je me suis demandé que faire avec ce texte. La commande conjointe du RIAS Kammerchor et du Münchener Kammerorchester m’a offert le cadre idéal pour cette composition. J’ai alors choisi d’écrire pour un orchestre de cordes, un Glassharmonica, des percussions où dominent surtout les cloches plaques et un jeu de timbales. Afin de respecter la structure dialoguée du texte, j’ai utilisé un chœur d’enfants. C’est ainsi que le petit chœur d’enfants est Pippinus et le grand chœur, Albinus.
J’ajoute que j’ai été heureux d’écrire sur un texte aussi dense du point de vue métaphysique et spirituel. Après plus de deux années consacrées à la composition de mon opéra Penthesilea où tous les protagonistes se déchirent et se massacrent comme des fauves pour aboutir à un néant mortifère total, aborder les profondeurs sereines d’un jeu de questions-réponses ontologiques m’a fait beaucoup de bien…
Disputatio a été achevée la nuit du 14 juin 2014 et est dédiée à Anton pour son cinquième anniversaire …
Pascal Dusapin
"L’art peut vous emporter dans un endroit d’espérance totale." (Pascal Dusapin à propos de Dante)
Monument de la culture européenne dont on fête les sept cents ans, la Divine Comédie est à la fois un poème- monde synthétisant tous les savoirs et le témoignage concret d’une vie plongée dans les turpitudes de son temps – Florence en l’an 1300, avec ses querelles politiques et religieuses qui ont failli mener Dante au bûcher. Avec Il Viaggio, Dante, Pascal Dusapin (Passion, 2008) et Frédéric Boyer proposent un voyage intime à travers cette somme réputée inadaptable, qui narre elle-même le voyage d’un individu exemplaire à travers tout ce qui fait l’humain – jusqu’à son accomplissement dans la lumière et dans la joie.
Saisi à trois âges de la vie, Dante passe des cercles de l’enfer, avec sa litanie des damnés culminant dans la rencontre avec Lucifer, au paradis, où retentit le rire énigmatique de Béatrice. Kent Nagano dirige le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon ; pour sa première venue au Festival d’Aix, Claus Guth place son protagoniste entre la vie et la mort, dans un entre-deux incertain qui a l’inquiétante étrangeté de notre monde contemporain. »
Source : Festival d'Aix-en-Provence
Opéra en 8 chapitres
sur un livret original de Frédéric Boyer
d’après Macbeth de William Shakespeare
1h45
> Commande de la Monnaie et l’opéra comique
> Création le 20 septembre 2019 Théâtre Royal de la Monnaie, Bruxelles
Direction musicale, Alain Antinoglu / mise en scène, Thomas Jolly
Orchestre Symphonique et chœur de femmes de la Monnaie
Ces deux-là, c'est le trouble, l'aberration, la violence, le désordre total. Du crépuscule à la nuit, leur histoire se dévoile dans une atmosphère ténébreuse où tout est sombre, opaque, morne et cruel. Les sœurs étranges répètent avec lui : « Beau est noir et noir est beau », elles sont l’oracle, une sorte de diable à trois têtes mais ce sont des fées aussi. Les deux sont habités de démons insensés qui les hantent comme des feux ardents, abandonnés à leurs terreurs funestes. Ils ne savent plus ce qu’ils ont fait mais ils doivent le faire. Tout se passe comme s’ils devaient le refaire ou le rejouer. C’est plus fort qu’eux. Ensemble. Ils confondent tout, l’apparence, la réalité, l’avant, l’après. Ils entendent des voix. Ils ne savent plus ce qui se passe, quelque chose d’ailleurs passe au travers d’eux, leur vision est trouble. Leurs sens s’exacerbent, enflent comme des gorgones avides. Leurs yeux sont ouverts à l’intérieur d’eux, ça les pétrifie mais lui, il doit le tuer. Le roi. En fait, on ne sait plus trop pourquoi, pour devenir roi oui bien sûr, c’est simple à comprendre mais au même instant il a des visions. Le poignard plane et ondoie devant lui comme un oiseau lent. C’est un mirage. Elle, c’est elle qui veut ça, tuer le roi ce bon roi, elle transgresse tout ce qui passe, elle ne comprend rien d’elle, c’est la confusion, elle inverse tout et l’autre tue le roi parce qu’il croit vouloir ça aussi. Il ne pense plus, c’est un faux fort. C’est un fluet. Quand c’est fait, il ne s’en souvient même plus, il a la berlue. Tout à coup, il tue tout autour de lui, c’est irrésistible, il ne peut plus s’arrêter, puis il prend peur, depuis le début il a peur, il a toujours peur, devient délicat, presque douillet, il part en vrille, soudain elle meurt aussi, tout dégénère et devient infâme en lui. A la fin, il le sait, c’est trop tard et c’est fini.
Lorsque j’ai commencé à imaginer un opéra sur ce texte damné, je me suis donc retrouvé un peu comme elle et lui, perdu, apeuré, anxieux, le meurtre en moins certes, mais quand même, un sacré relent de mort aux trousses. J’imaginais à me faire peur. Pourquoi devais-je écrire ça ? Encore une histoire qui finit mal. Mais c’était aussi plus fort que moi. Je n’avais pas fini le précédent opéra - celui où la femme écorche et dévore son homme avec sa bouche rouge ouverte pleine de dents aiguës - que je savais qu’il fallait faire pire. Voilà, et maintenant je l’ai fait. Heureusement, rien n’est vrai. C’est un opéra, comme sont souvent les opéras. Plein d’effroi, alarmé, fragile, cocasse malgré tout et ça chante tout le temps.
Avec un opéra, je ne veux pas raconter une histoire mais tenter de dire le monde comme je l’entends. Comme ça passe devant moi. Il ne s’agit pas de raconter une histoire de plus mais faire plus d’histoires avec l’opéra. Chaque opéra charrie sa peine, son inquiétude, son indescriptible détresse. Ça vient à soi seul. Le texte arrive comme ça, il se tient debout devant vous, c’est fou, c’est comme une adresse à soi-même. D’abord, ça vous toise d’un œil morne, ça dure un moment, longtemps, ça rumine en vous puis ça vous contraint. Alors, il faut dire ça en musique, par la musique parce que c’est comme ça que se fait. Un opéra.
La permanence de l’histoire de ces deux-là ne cesse pas d’accabler notre temps. Ç’en est même effarant comme c’est moderne. C’est une question, au même instant une métaphore et vice-versa. L’opéra c’est dire en chantant ce qui nous préoccupe ensemble. Alors, j’ai lu et relu cette pièce dont on ne dit pas le nom, toutes les traductions (depuis longtemps tout le monde s’y est mis), j’ai vu les films (il y en a beaucoup), les pièces (encore plus, chacun à son idée là-dessus), j’ai lu ce qui s’écrivait dessus, dessous aussi (c’est plein de souterrains, de sous-bois, c’est toujours obscur, on n’y voit rien), j’étais épuisé par ce texte, envahi, perdu. Lorsque j’ai été tout à fait englouti, tout au fond, j’ai demandé à Frédéric Boyer que l’on fasse ça ensemble. Il fallait absolument l’embarquer - lui - dans cette aventure. Alors, il a tout relu aussi, et puis il a tout réécrit. Ça s’est fait comme ça. Mot à mot. Note à note.
Pascal Dusapin / 28 juillet 2018
A propos de son premier « concert » pour orchestre, Pascal Dusapin raconte :
« Un jour d’octobre 1988, avec l’écrivain Olivier Cadiot, nous nous étions retrouvés de façon fort improbable dans une maison à Long Island. Il y faisait si froid et humide qu’il était impossible de dormir. Au petit matin, je suis allé sur la plage. C’était si beau. Je me souviens de cette lumière étrange qui baignait le ciel, les sons de la mer qui déferlait, les bandes d’oiseaux qui planaient en cercles, les parfums salés du sable et ces plantes immenses échouées comme des lianes qui bruissaient en farandoles sauvages. Emportée par le vent qui tournoyait en tous sens, j’ai entendu au loin une musique de danse, comme les fragments d’une mémoire ancienne. Je marchai pendant des heures. Au retour, je racontai mes émotions à Olivier (mort de froid) qui me dit : "Un jour tu devrais écrire une pièce qui s’appellerait Morning in Long Island". Après la composition du cycle des sept solos pour orchestre (Go, Extenso, Apex, Clam, Exeo, Reverso, Uncut) dont la composition s’étale de 1991 à 2009, Morning in Long Island inaugure un nouveau cycle sur la nature qui devrait comporter trois "concerts" pour orchestre. »
Long Island ne ressemble guère aux petits bouts de terre perdus au large de nos côtes
françaises ; c’est au contraire une sorte de langue mesurant presque deux cents kilomètres de long, bordée de plages et rattachée au continent nord-américain par une bonne dizaine de ponts. Une île pas vraiment déserte avec ses sept ou huit millions d’habitants, ses trois aéroports et son urbanisation prolongeant l’agglomération new-yorkaise. Dans cette nouvelle pièce orchestrale, inutile toutefois d’essayer de coller à la musique des images. « Quand j’écoute une pièce d’orchestre, explique Pascal Dusapin, j’entends les sons et les couleurs.
J’oublie le programme sous-jacent à l’écriture. Je dissocie l’enjeu du programme, de la
composition et de l’écoute. Je n’entends que des formes avec des problèmes très caractéristiques (…) la musique ne représente pas autre chose que la musique » (Fragment d’un discours musical, 1995). L’auditeur retrouvera donc plutôt quelques traits propres au style du musicien, comme dans le matériau de départ où abondent glissandos et petites notes expressives. Si le terme de « concert » peut annoncer quelques dialogues concertant – et Pascal Dusapin a déjà écrit plusieurs concertos, pour trombone, flûte, piano ou violoncelle notamment –, cette nouvelle pièce renvoie moins aux démonstrations virtuoses qualifiant habituellement le genre qu’aux oppositions typiques du concerto grosso, la présence d’un trio de vents placé en marge du grand orchestre rappelant peut-être l’ancienne confrontation du ripieno et du concertino. En clair, Morning in Long Island se situerait entre les concertos – avec soliste – et les solos conçus de 1991 à 2008 pour ce « grand instrument seul qu’est l’orchestre. » Imposant sa « figure archétype » dès les premières mesures, le trio participe à l’entrelacement des lignes sonores, ne discute pas vraiment avec les autres personnages, mais apparaît et disparaît sans cesse comme une sorte de souvenir ou de rêve, dans un bel effet de spatialisation quand, parfois, le petit groupe fusionne avec les autres instruments.
Comme souvent chez Pascal Dusapin, les couleurs, les timbres et les délicates mutations harmoniques révèlent une forme se faisant au rythme des manipulations. Composer, écrit Pascal Dusapin, « c’est aussi : tisser, tramer, déformer, entrelacer, altérer, dégrader, substituer, corrompre, assembler, tresser, combiner, transformer, décomposer,
recomposer… » (Une musique en train de se faire, 2009). En tête de la partition, quatre figures énigmatiques évoquent les mouvements du vent caressant les courbes et les aspérités d’une montagne jusqu’à en creuser la roche. Car le concerto dépend moins d’une logique de développement linéaire que de diverses façons de déformer, de plier ou de malaxer la matière. Quelques rares indications… Aux cors, « ne pas craindre un effet très saturé, même si ce trille est défectueux » ; aux trombones et au tuba, « étouffés, comme une ombre harmonique sombre ». Des indications auxquelles s’ajoutent des annotations très ponctuelles, mentionnant un voyage à Tokyo ou le départ d’un ami, faisant de l’oeuvre une sorte de journal intime, rappelant enfin, avec les échos de danse ou de jazz, que la musique de Pascal Dusapin est profondément marquée par des impressions et des expériences personnelles, dépassant sans doute les sensations d’un promeneur solitaire dans un matin magique sur Long Island.
François-Gildas Tual
(source : Site de Radio France)
« Ce n’est pas un beau spectacle, l’ère moderne commence » (Christa Wolf)
Ecrire un opéra sur Penthesilea ... Ce désir m’étonne encore, il reste confus. Il le restera. À la fin des années 1970, le musicologue Harry Halbreich m’avait suggéré d’écrire une musique sur la scène finale de la Penthesilea de Kleist. Harry devait avoir trouvé quelque chose d’assez barbare dans mes premières musiques pour penser que je pouvais me permettre d’aborder ce sujet… Bien que cette œuvre m’ait immédiatement fasciné, je dois avouer que je n’y ai rien compris. Et pourtant, dès cette première lecture, la question de la cruauté m’était apparue de façon presque irrésistible. Cela allait me poursuivre. Penthesilea est un texte vraiment monstrueux. Goethe lui même en avait été épouvanté.
J’ai passé quelques décades à oublier puis à reprendre ce texte. Animé par le temps qui passe et l’expérience, j’en ai acquis très lentement une nouvelle compréhension. A chaque fois, j’y découvrais d’autres aspects et surtout, le texte devenait moderne. Pas seulement dans sa permanence de chef d’œuvre de la littérature romantique allemande mais surtout parce qu’il ne cessait pas de convoquer le monde qui nous entoure par sa bestialité.
Il y a quelques années, si j’ai décidé d’entreprendre enfin un opéra sur Penthesilea, c’est qu’il était nécessaire de me confronter à cette brutalité. Le moment était venu, essentiel, indispensable dans ma vie. Composer sur un tel texte, le vivre chaque jour intimement, a été une expérience d’une très grande violence intérieure et j’en suis sorti épuisé. Il est vrai qu’un créateur n’a pas toujours besoin de savoir pourquoi il doit faire les choses, il les fait voilà tout. Et Penthésilée est sans doute à prendre sans y penser. Avec un tel personnage, nous sommes loin de l’analyse et des préciosités de l’intellection. Penthésilée est inexplicable, obscure et irrationnelle, comme l’amour, comme la guerre. Elle est seule, abandonnée, désertée, elle est un gémissement sans espoir, une prière sans dieu.
L’exercice quotidien de la composition musicale incline à vivre dans un univers de représentations idéales, en somme libéré du réel. Il faut s’en garder. L’opéra peut ancrer de nouveau le compositeur au sol grâce aux thèmes politiques qu’il peut y aborder. C’est ainsi que l’écriture d’un opéra me permet de rendre compte d’une inquiétude au monde. Quand j’ai écris un opéra sur la Medea d’ Heiner Muller (déjà pour La Monnaie en 1992), j’ai pu penser aussi à la Bosnie d’alors, ravagée par la guerre. Je ne pouvais pas manquer de tisser des liens avec ce réel-là. La pièce de Kleist observe la question de l’amour au travers du filtre de la loi. Celle-ci interdit à ce peuple de femmes d’aimer un homme pour une raison qui trouve son origine dans un viol ancestral. Mais Penthésilée s’éprend d’Achille avant même de connaître l’issue du combat qui les oppose et elle trahit de ce fait la loi de son peuple car elle ne peut aimer un homme que s’il est vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire qu’elle est victorieuse. Elle devient donc parjure et est alors rejetée par le peuple dont elle est la reine. Son histoire est d’une effrayante modernité… Qu’est l’amour dès lors qu’il est déterminé par une loi ? Qu’advient-il de cet amour s’il ne s’adapte pas à la loi ? Qu’est ce que la loi ? Mon intuition est que la structure narrative de Penthesilea existe aujourd’hui dans tous les conflits qui ne cessent de parsemer la planète. C’est pour cela que j’ai aussi le sentiment de témoigner de mon inquiétude au monde en écrivant « ma » Penthesilea. Il n’est plus nécessaire d’aller convoquer le réalisme d’une situation précise, la métaphore suffit.
Christa Wolf écrit aussi : « Nous anéantissons ce que nous aimons. Voilà ramené à une formule générale, ce que nous dit Penthésilée. Cette formule semble en parfait accord avec notre époque ».
Pascal Dusapin
Le Solo n°7 porte un titre en anglais difficilement traduisible mais qui sert à toutes sortes d’expressions pour indiquer que rien n’est limité. J’aime ce mot pour sa force de suggestion conceptuelle car il désigne un mouvement plus qu’une résolution.
A ce point, la composition comportait néanmoins un problème (en général, je préfère les questions…). Comment rompre le flux sans donner l’illusion de finir ? Il ne s’agissait pas de finir car rien n’est jamais terminé ni même ne se termine. Et pourtant, Uncut va éjecter l’intégralité des sources sur lesquelles s’était fondé le cycle entier. Comme dans la technique de variation, tous les motifs musicaux sont rassemblés sous d’autres agencements, puis compactés et rendus méconnaissables. Les six cors de l’orchestre amorcent alla fanfara cette partition dont le dessein semble celui de briser un mur. Les modes mélodiques des six solos précédents traversent et zèbrent l’espace entier d’Uncut. Les percussions uniquement métalliques – cloches, glockenspiel, crotales, tams, gongs – soulignent et pointent chaque croisée de la trame harmonique en traits âpres et cinglants. Tout est vertical, aucun déploiement mélodique ne parvient à franchir la construction édifiée. A l’inverse de Reverso qui est composé dans la géographie de l’orchestre, un peu comme une photographie qui donnerait à voir tous les détails du premier plan au plus éloigné, Uncut est une musique où il n’existe quasiment aucune profondeur de champ sonore.
Tout y est projeté de face, sans lointain. Et alors que les six premiers solos se dissolvent dans la douceur comme si la musique désirait s’enfouir afin de ressurgir dans le solo suivant, Uncut est une pièce courte et intense, traitée d’un seul bloc et qui conclue férocement. Avec elle, la forme du Cycle des 7 formes se clôt et se découvre : la fin est nette, mais tout peut continuer…
Pascal Dusapin (1er mars 2009)